Tabac et risques associés à la consommation de tabac

Intervention de Yves Saint Jalm, au cours du Colloque organisé lors du Congrès de CLERMONT-FERRAND, au Palais des Congrès de Clermont, en juin 2009

L’usage du tabac s’est développé à l’origine dans les sociétés précolombiennes très probablement dans le cadre de pratiques religieuses. Il n’a atteint l’ancien monde qu’après les voyages de Christophe Colomb et a ensuite connu une diffusion mondiale étonnamment rapide touchant à peu près tous les peuples quelle que soit leur culture. Le tabac a été historiquement consommé de diverses façons qui ont évoluées au cours du temps. Tabac à mâcher, tabac à priser et tabac pour pipe sont les usages majoritaires jusqu’à la fin du XVIII ème siècle. Au XIX ème siècle en Europe, le cigare tend à supplanter sans les éliminer les autres modes de consommation. La cigarette est apparue dans la seconde moitié du XIX ème siècle et est devenu le mode principal de consommation du tabac à l’époque moderne. Si initialement dans le monde occidental le tabac a été considéré plutôt comme une plante médicinale, on peut constater par la suite une attitude partagée vis à vis de celui-ci: certains le considérant comme un remède miracle et d’autre le dénonçant pour de multiple méfaits. Jusqu’au milieu du XXème siècle, il n’y avait rien de bien scientifiquement démontré dans la plupart de ces opinions. La situation a profondément changé consécutivement à une série d’études, dont la première fut réalisée et publiée en Grande-Bretagne au début des années 50, démontrant une association entre consommation de cigarette et fréquence de cancers du poumon. Ces études faisaient intervenir des méthodes statistiques novatrices pour l’époque. Elles ont donné une base scientifique à l’évaluation des risques sanitaires liés à l’usage du tabac. Ces méthodes sont abondamment utilisées aujourd’hui et pas seulement dans le cadre de la consommation de tabac. Leurs résultats ont une profonde influence sur l’opinion du corps médical et sont à la base de bien des politiques de santé publique existant aujourd’hui. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les politiques de prévention du tabagisme qui prévalent aujourd’hui.

Comment détermine-t-on les risques associés à l’usage du tabac ?

L’épidémiologie statistique est la science qui a pour objectif l’étude des facteurs pouvant intervenir dans le déclanchement de maladies non infectieuses telles que les différents types de cancers, les maladies cardio-vasculaires, etc… . Il s’agit de comparer dans une population donnée, deux groupes d’individus qui, idéalement, ne diffèrent que du facteur que l’on souhaite étudier. Des méthodes statistiques appropriées sont utilisées pour déterminer si l’on observe dans l’un des groupes une plus grande incidence d’une ou plusieurs maladies données. Dans le cas du tabac, par exemple, on divise la population cible en deux groupes : fumeurs et non fumeurs. On recense ensuite pendant une certaine période de temps la fréquence d’apparition du type de maladie que l’on étudie. On détermine ensuite par calcul statistique si la fréquence d’apparition de la maladie étudiée est significativement supérieure dans le groupe des fumeurs. « Significativement » veut dire ici que la différence observée est suffisamment grande pour n’être pas due au hasard. Dans ce cas, le facteur étudié (être fumeur) peut être considéré comme un facteur de risque de la maladie.
Ce type d’études épidémiologiques peut être entaché de nombreux biais qui en rendent l’interprétation difficile et peuvent même en fausser les conclusions. Les biais qui peuvent intervenir sont les suivants :
– Difficultés de la classification des individus dans les groupes. Dans notre cas, la distinction entre fumeur et non fumeur est souvent déterminée au moyen d’un questionnaire. La réponse fournie à ce questionnaire peut être inexacte. Par ailleurs, au cours de l’étude un fumeur peut devenir non fumeur (et vice versa) et donc changer de catégorie. Comme la fréquence d’apparition de maladies peut dépendre de l’intensité de l’exposition à la fumée, il est aussi nécessaire d’avoir une estimation de la consommation chez les fumeurs (déterminée aussi généralement par questionnaire) et diviser le groupe des fumeurs en sous-groupes (selon le nombre de cigarettes consommées par jours par exemple). Enfin la catégorie des anciens fumeurs mérite aussi un traitement particulier en fonction de l’ancienneté de l’arrêt par exemple. Tous ces éléments viennent compliquer sérieusement l’interprétation des données, voire les fausser si ils ne sont pas correctement recensés.
– Existence de facteurs confondants. Idéalement, les groupes de population qui sont comparés doivent avoir des caractéristiques identiques. Cela concerne les structures de sexe, d’âge, d’activité socioprofessionnelle, de style de vie, etc… Dans la réalité, il est impossible d’obtenir une stricte identité de toutes ces caractéristiques entre fumeurs et non fumeurs dans une population données. Ces différences entre groupes étudiés sont appelées «facteurs confondants», ou «biais» car ils peuvent rendre inexacte l’interprétation des données. Les techniques statistiques permettent de corriger ces facteurs confondants à condition qu’ils aient été correctement recensés et documentés au cours de l’étude, ce qui n’est pas toujours le cas.

Les études les plus sérieuses répondent à des critères de qualité que l’on peut décrire de la façon suivante :
– Grand nombre d’individus dans la population étudiée: cela est nécessaire pour obtenir une bonne représentation de la diversité de l’ensemble des facteurs qui peuvent avoir une influence sur une maladie donnée. Plus le nombre d’individus enrôlés dans l’étude est grand et plus la statistique obtenue est valide.
– Nombre de facteurs mis sous contrôle: Plus on aura d’informations détaillées sur l’ensemble des caractéristiques de la population étudiée, plus il sera possible d’analyser les facteurs confondants.
– Durée de l’étude: Comme l’apparition de maladies chroniques non infectieuses se déroule souvent sur de longues périodes, il est nécessaire de suivre la population étudiée sur une période suffisamment longue, typiquement sur plusieurs années, pour mettre en évidence les facteurs qui y sont associés.

Tous ceci fait qu’il est assez rare que des études répondant à ces critères soient menées à bien, parce que les protocoles scientifiques à mettre en place et à appliquer deviennent très lourds. En revanche, de nombreuses études sont réalisées et publiées qui mettent en œuvre des protocoles simplifiés (populations plus réduites, nombre de facteurs contrôlés plus faible et temps d’étude plus courts). L’interprétation et l’utilisation de ce type d’étude devrait être faite avec beaucoup de précaution, ce qui n’est pas toujours le cas. Toutefois, quand on dispose de plusieurs études sur le même sujet, il est alors possible, sous certaines conditions, de les mettre en commun statistiquement pour obtenir des résultats plus probants. Cette méthode que l’on appelle : « méta-analyse » n’est pas non plus dépourvue de difficultés d’interprétation ou de biais. Le biais le plus important étant le choix des études qu’on inclut ou qu’on exclut de la méta-analyse. Suivant ce choix, cette méthodologie peut donner des résultats radicalement différents.

Il n’est donc pas exagéré de dire que ce type d’études statistique donne rarement des résultats totalement dépourvus d’ambigüité sur le plan scientifique, et qu’il existe en permanence une marge plus ou moins grande d’interprétation.

Qu’obtient-t-on comme information au moyen d’une étude épidémiologique ?

Une étude épidémiologique permet de déterminer si il existe une liaison statistique (corrélation) entre un facteur donné (par exemple le fait de fumer) et la fréquence d’apparition d’une maladie (par exemple : cancer du poumon). Elle permet aussi de quantifier la force de cette corrélation et éventuellement d’étudier s’il existe une relation entre cette force et l’intensité du facteur (Nombre de cigarettes fumées par jour par exemple). Si cette corrélation est démontrée, alors le facteur en question est appelé facteur de risque de cette maladie. Il convient de rappeler que la démonstration d’une liaison statistique n’est pas équivalente à la démonstration d’une relation de cause à effet. Dans le cas des maladies non infectieuses, on peut en général mettre en évidence plusieurs facteurs de risques et la cause de la maladie peut alors résulter de la combinaison des facteurs de risques identifiés et, peut-être, d’autres qui ne le sont pas. Toutefois, la mise en évidence d’un facteur de risque ouvre la voie à l’hypothèse d’une relation de cause à effet. Mais le mécanisme d’action de ce facteur de risque reste inconnu et doit être étudié par d’autres moyens (en particulier par des études biologiques).

Bien que les études épidémiologiques n’apportent pas la preuve scientifique d’une relation de cause à effet, celle-ci peut être envisagée quand les critères suivants sont observés :
– La liaison statistique observée est forte (facteur de risque élevé)
– Consistance des résultats de l’ensemble des études épidémiologiques réalisées sur le sujet
– Mise en évidence d’une relation entre la dose (Par exemple nombre de cigarette fumées journellement) et l’intensité du risque.
– La cohérence dans le temps: le risque augmente quand le facteur apparait et diminue quand il disparait
– La plausibilité biologique c’est-à-dire que l’on peut au moins proposer des hypothèses de mécanismes d’actions biologiques expliquant comment le facteur de risque agit pour provoquer la maladie

Si il n’est pas illégitime de passer de la détermination d’un facteur de risque à l’hypothèse d’une relation causale, il n’en reste pas moins qu’il ne s’agit jamais d’une démonstration scientifique au sens strict du terme. Cela fait intervenir un jugement d’expert(s) qui peut être influencé par les valeurs propres de l’individu ou du groupe qui réalise ce jugement. En toute rigueur, seule la mise en évidence d’un mécanisme biologique scientifiquement démontré est une preuve scientifique d’une relation de cause à effet entre un facteur de risque et une maladie donnée.

Quels sont les résultats obtenus en ce qui concerne l’usage du tabac ?

De très nombreuses études statistiques ont été publiées sur l’usage du tabac en tant que facteur de risque dans une multitude de pathologies diverses. Dans leur quasi totalité, elles concernent des fumeurs de cigarettes. Les études concernant les autres usages possibles du tabac (cigare, pipe, tabac à mâcher, tabac à sucer, tabac à priser) sont rares et généralement d’une envergure limitée.

Chez les fumeurs de cigarette, l’ensemble des études disponibles permet de dégager les points principaux suivants :
– Cancers du poumon et des voies aériennes supérieures. On met en évidence un facteur de risque élevé et très significatif. Une relation de cause à effet est très probable.
– Bronchite chronique: le facteur de risque est aussi élevé et une relation de cause à effet probable.
– Maladies cardiovasculaires. L’usage du tabac est un facteur de risque démontré mais non exclusif et bien d’autres facteurs de risques importants ont été mis en évidence.

Par ailleurs, l’usage du tabac est associé à des facteurs de risque plus ou moins significatifs dans un certain nombre d’autres maladies. On citera, de manière non exhaustive, les cancers du foie, de l’estomac, de l’œsophage, de la vessie et du col de l’utérus. Dans tous ces cas, d’autres facteurs de risque généralement plus importants ont été mis en évidence.

On a aussi démontré que l’usage du tabac n’était pas un facteur de risque pour certaines maladies. On citera, aussi de manière non exhaustive, les cancers du sein, de la prostate, des intestins, et du cerveau.

Enfin, dans le cas de certaines maladies neurodégénératives (Altzeimer, Parkinson, etc…), on observe un facteur de risque négatif chez les fumeurs. C’est-à-dire que l’usage du tabac est associé à une fréquence moins élevée d’apparition de ce type de maladie.

Il convient aussi de préciser, que dans aucun des cas cité ci-dessus, on n’a pu mettre en évidence de mécanisme biologique indubitable pouvant expliquer les facteurs de risque observés. C’est particulièrement le cas du cancer du poumon dont le lien avec l’usage du tabac a été mis en évidence dans les années ’50 pour la première fois. De nombreuses études réalisées dans le monde sont venues confirmer les premiers résultats obtenus. On n’a pu mettre en évidence une relation dose – effet et il a été démontré que l’arrêt de l’usage du tabac se traduit par une diminution du risque observé. Par ailleurs les facteurs confondants ont été particulièrement bien étudiés. On peut dire que tous les critères permettant de conclure à une relation de cause à effet fortement probable entre fumer et cancer du poumon sont réunis. Il y a en outre, exposition directe et répétée des voies respiratoires à la fumée de tabac, ce qui rend plausible l’implication de composés présents dans cette fumée dans les mécanismes de carcinogénèse. Toutefois, il n’a jamais été possible d’identifier sans ambigüité ces composés bien que de très nombreuses études scientifiques ont été menées sur le sujet pendant plus de 50 ans. On ne peut donc pas aujourd’hui décrire de mécanisme permettant d’expliquer comment la fumée de tabac pourrait induire des cancers pulmonaires et c’est aussi vrai pour les autres maladies citées.

Les études épidémiologiques sur le tabac permettent de préciser en outre que les facteurs de risque liés à l’usage du tabac se manifestent généralement après une période d’exposition longue (typiquement supérieure à 30 ans de consommation régulière pour un fumeur), qu’ils sont généralement proportionnels à la consommation, et qu’ils sont réversibles suite à l’arrêt complet de celle-ci.

Les modes de consommation du tabac autres que la cigarette peuvent être classés en deux catégories distinctes : ceux qui font intervenir une combustion avec production de fumée et ceux sans combustion. Quand de la fumée est produite (Cigare et pipe) on a tendance à retrouver les mêmes risques que pour la cigarette mais généralement avec une intensité moindre, pour autant que la rareté des études sur le sujet permettent de le dire. L’hypothèse a été émise que les risques liés à l’exposition de la fumée de tabac dépendaient de l’inhalation plus ou moins profonde de celle-ci dans les voies respiratoires. Les fumeurs de cigares et pipe inhalent généralement moins que les fumeurs de cigarettes. Les modes de consommation de tabac sans fumée présentent eux des facteurs de risques différents par rapport à la fumée (risques accrus en ce qui concerne les cancers des voies digestives et bien moindre en ce qui concerne les cancers des voies respiratoires). Toutefois, comme il existe une grande diversité de types de produit dans les tabacs à mâcher et à sucer, il est assez difficile de généraliser. Il existe en particulier des études épidémiologiques consacrées exclusivement au « Snus », qui est un type de tabac à sucer très populaire en Suède (et exclusivement commercialisées en Scandinavie), qui suggèrent des facteurs de risque réduits pour tous les types de maladie.

Enfin, les meilleures études consacrées à l’exposition a la fumée ambiantes n’ont pas mis clairement en évidence que celle-ci pouvait présenter des facteurs de risque statistiquement significatifs.

Comment peut-on interpréter un facteur de risque ?

Les études épidémiologiques étudient et déterminent des risques collectifs moyens qui se rapportent à une population donnée. Cela ne doit pas être confondu avec le risque pour un individu en particulier. En effet, ce n’est pas parce que, par exemple, il y a une liaison statistique entre l’usage du tabac et l’occurrence du cancer du poumon que tous les fumeurs vont développer cette maladie (en fait un grand nombre d’entre eux ne le feront pas), ni que tous ceux qui développeront cette maladie seront obligatoirement des fumeurs (un nombre non négligeable d’entre eux ne le sont pas). Le risque individuel est donc différent du risque collectif moyen. Chaque individu est biologiquement unique et les caractéristiques génétiques interviennent en tant que facteur modulant les risques individuellement. En matière d’exposition à la fumée de tabac, l’incidence de ces facteurs génétique est aujourd’hui très mal connue. Mais la génétique est une science qui connait aujourd’hui un développement spectaculaire. Les progrès dans l’analyse du génome permettent de penser que dans l’avenir il sera sans doute possible de mieux différencier les risques au niveau individuel en fonction des caractéristiques génétiques de chacun.

L’épidémiologie est une science qui s’est considérablement développée dans la seconde moitié du XXème siècle. Ses concepts et résultats ont fortement influencé la définition des politiques de santé publique qui ont pris une importance croissante dans les sociétés modernes. Schématiquement, l’objectif affiché par celles-ci revient à diminuer le risque collectif moyen en agissant systématiquement sur les facteurs de risque. Dans le cas du tabac, on a privilégié constamment des objectifs de diminution de la consommation depuis plusieurs décennies. Dans un premier temps on a surtout engagé des politiques d’information et de communication vers le public. Cela ne suffisant pas, on est ensuite passé à des politiques plus agressives et plus coercitives (forte augmentation des taxes entrainant une forte augmentation des prix et multiplication des lieux où il est interdit de fumer). Finalement, une réduction modérée mais réelle de la consommation de tabac a été obtenue, au moins dans les pays développés. Même si cela n’est jamais explicite, on peut légitimement se demander si la prohibition totale de l’usage du tabac n’est pas l’objectif réel poursuivi même si cela parait irréaliste à court et moyen terme. C’est dans le droit fil de la logique mise en œuvre et aucune approche alternative n’est actuellement envisagée.

Il existe, toutefois, une autre approche de la réduction des risques, qui serait de modifier les produits du tabac de telle façon que leur toxicité en soit réduite. Cette approche a été validée en 2002 par un rapport élaboré par l’Institut de Médecine des USA qui conclut qu’il est possible de proposer sur le marché de « produits à exposition réduite » en matière de tabac et donc réduire les risques liés à l’usage du tabac en général. Bien que, en pratique, de nombreux obstacles techniques ne sont pas résolus, la plupart des fabricants ont manifesté leur volonté de travailler dans cette direction. Cela ne pourrait se faire que dans un cadre règlementaire adapté qui permettrait au consommateur d’avoir une information suffisante et crédible sur les produits « à risque réduit » de manière à pouvoir effectuer un choix en toute connaissance de cause.

La prise en compte du risque collectif moyen conduit donc souvent à des pratiques de normalisation des comportements où l’individu est incité à faire abstraction de ses choix propres. Par contraste, on pourrait mettre en avant que chacun devrait en définitive être libre de gérer son risque individuel selon ses critères personnels pour autant que cela n’ait pas d’incidence pour autrui, qu’il soit correctement informé sur la nature de ce risque et que par ailleurs des efforts soient réalisés pour réduire ces risques.

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