Lettre d’Edgard FAURE

Edgar FAURE 1908- 1978

Homme d’Etat, Homme de Lettres, Académicien, Musicien

Grand dégustateur de tabac à pipe, il avait accepté d’écrire un avant-propos dans le « Livre Blanc du Tabac » de Ned Rival.

Edgar Faure fut « compagnon de Jean Nicot »

Avant-Propos d’Edgar Faure de l’Académie Française

PARU DANS LE LIVRE BLANC DU TABAC de Ned RIVAL

Cher Grand Maître,

« Je veux vous écrire, et je suis fort en peine, comment je m’y prendrai » dit Agnès dans l’ « Ecole des Femmes ». Telle était ma disposition d’esprit quand me parvint votre demande d’une préface pour le Livre Blanc du Tabac. Voici ? Cependant, que le hasard (heureux) d’une lecture (excellente) m’apporte un thème d’introduction. Le dernier livre de Jean-Jacques Gautier ? « Ame qui vive », est ouvert sur ma table, et nous allons lire, si vous le voulez bien, ensemble, ces lignes qui viennent vers nous à travers un léger halo de fumée « Saint Claude » : « Il est bon de dissuader les gens de trop fumer sous peine de favoriser la venue de la prolifération des cancers de la langue, de la gorge, du larynx, de l’œsophage, des poumons…. Pauvre homme, sous prétexte de lui conserver sa santé physique, on va le rendre fou… »

Puisque j’ai adopté la méthode des citations, pourquoi ne pas y persévérer ? En feuilletant en vue d’une conférence pour nos amis lyonnais des amitiés radicales et républicaines, un texte que j’écrivais jadis à la mémoire d’Edouard Herriot, voici que le tabac se trouve mis en cause dans le cours d’un développement qui ne semblait pas l’impliquer – mais, si nous me lisons attentivement, nous verrons cependant que la logique n’est pas absente de cette relation : « Il n’est pas obligatoire d’être végétarien pour être précis, ni d’être abstinent pour être lucide. Nous laisserons-nous longtemps fasciner par le révolutionnaire aux lèvres pincées, par le dictateur buveur d’eau, par le cynique qui économise ses lectures ? Churchill a gagné la guerre avec ses cigares. Herriot aurait pu organiser la paix en fumant la pipe. » Churchill avec son cigare, Herriot avec sa pipe, des hommes de bonne volonté, des hommes de paix et voici que surgit aussitôt une image récente : un entretien en janvier dernier avec le Président Sadate qui m’a convoqué à Louxor ; nous sommes assis dans le modeste salon d’un appartement d’hôtel, les reporters nous environnent, Anouar el Sadate pose minutieusement sur la petite table sa pipe et sa blague. Encore un fumeur de pipe, engagé dans une action de paix !

Peu avant la guerre, à la chambre des Communes, le Colonel Laker Lampton, qui était en quelque sorte l’enfant terrible du Parlement britannique, disait en substance : les dictateurs ne boivent et ne fument pas ; il vaudrait mieux que Herr Hitler et Benito Mussolini fument et boivent, sans doute les choses iraient-elles mieux pour tout le monde(1).

Je ne voudrais que l’on m’incriminât de généralisation excessive et je ne plaiderai donc pas que tous les hommes d’Etat bienfaisants doivent être des fumeurs. Cependant, l’esprit populaire considère comme une évidence que les adeptes de la pipe sont des hommes de compagnie rassurante, ils aiment bien « avoir la paix ». Et ce n’est pas pour rien qu’on parle du calumet de la paix.

Je joins ces quelques notes au dossier que vous avez ouvert, dans un livre dont la lecture est attrayante, dont l’information est nuancée, où je n’ai rien relevé d’excessif – et dont émane l’impression de cette modestie que nous devons observer quand nous évoquons des problèmes dont bien des aspects nous échappent. Je ne songe nullement, et vous point d’avantage, à contester les mises en garde qui nous sont dispensées par des personnes de grande compétence et de grande conscience. Il existe certainement un principe de nocivité dans le tabac, mais il s’exerce selon les quantités et les personnes. L’herbe de Nicot n’est pas, hélas, le seul fléau dont nous devions nous prémunir : sans compter l’alcool et la drogue, un médecin me rappelait l’autre jour que le sel et le sucre peuvent être aussi des poisons. Il serait intéressant de connaître de façon plus précise les effets d’ordre psychologique et social qui peuvent s’attacher à l’usage du tabac ou à sa privation et d’en comparer la gravité notamment du point de vue social avec celle des autres tentations auxquelles la fragilité de notre nature aggravée par les stress de la vie moderne nous expose alternativement ou cumulativement.

Mais c’est assez disserter et je voudrais maintenant dédier cette non-préface à un personnage de fiction qui sera si vous le voulez bien, Jevakine, ce héros de gogol qui n’avait pour tout mobilier que sa pipe.

Edgar Faure, de l’Académie Française

  1. Référence prise, il concluait exactement en disant que peut-être songeraient-ils davantage à convoiter la femme du prochain, plutôt que le pays des autres : « the one’s wife than the one’s country ».

Avant-propos d’Edgar Faure cités dans le Livre Blanc du Tabac écrit par Ned Rival. Achevé d’imprimer le 13 novembre 1978 sur les presses de l’imprimerie Hérissey à Evreux (Eure)

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